Bill Deraime

« Brailleur de Fond » aurait pu s’appeller « Bill chante Deraime ». En 2 CDs et 26 chansons, notre bluesman national reprend de nombreux titres phare de sacarrière. Ils ont été enregistrés (ou réenregistrés) par Bill au cours des dix dernières années mais, pour la plupart, tout juste réinterprétés et remixés dans une recherche de la perfection et de l’émotion juste. En prime : quatre inédits dont deux titres du Révérend Gary Davis, beaucoup de notes personnelles et d’anecdotes dans le livret, et dix minutes de bonus vidéo. Indispensable !

Bill Deraime naît en 1947 à Senlis, une petite ville proche de Paris et de la forêt. Ray Charles le marque profondément et il apprend à jouer de la guitare en écoutant Big Bill Broonzy, John Lee Hooker et les folk-singers américains.

Il débarque à Paris en 1967 et partage avec quelques autres un appartement à Montmartre, rue Lamarck. L’ambiance est amicale, drôle, inattendue et souvent surprenante. Bill y écoute Leadbelly, Le révérend Gary Davis, mais aussi Le Grateful Dead, Jimi Hendrix et le Jefferson Airplane.

Il participe aux Hootenanies du Centre Américain, scène ouverte, et rencontre d’autres musiciens. De là, en 69, naît un groupe « WANDERING ». Ils partent dans les pays du Nord et jouent sur les marches du Sacré-Coeur l’été.

Mais rue Lamarck on fume énormément, on teste diverses substances et on expérimente le LSD. Et dans ce foutoir sympathique se glissent des éléments de plus en plus troubles. On rit moins, le lieu devient même dangereux, violent, de nouveaux produits commencent à y circuler. La rencontre avec des junkies dépendants pousse Bill à quitter l’appartement et, avec des musiciens du Centre Américain et la complicité d’un ami médecin, ils créent à St-Germain-des-Prés une Free Clinic et un club folk (le TMS). Une Free Clinic, il y en a bien besoin à Paris, avec les beatnicks et les déserteurs du Vietnam qui arrivent et ont besoin de soins anonymes et pointus, tout comme les zonards de la fontaine St-Michel. Mais la musique est nécessaire également, et l’on se retrouve tous les jours dans le local du TMS pour échanger des infos sur les bonnes adresses, les restaurants abordables et les films à ne pas rater (Easy Rider !).

Et tous les jeudis soir il y a un concert dans une salle voisine où l’on peut entendre Gabriel Yacoub, Alain Giroux, Dick Annegarn, ou des folk-singers fameux comme Deroll Adams ou Alex Campbell. C’est là que naît le Backdoor Jug Band, « de bric et de broc » puisque le jug est un broc dans lequel on souffle Participent, entre autres, Jean-Jacques Milteau et Alain Giroux, et un album est enregistré.

En 1973, Bill fait l’acquisition de sa belle 12 cordes Guild vintage, dont il joue toujours. Avec cette guitare, poussé par un ami harmoniciste, il tente l’expérience de jouer dans le métro. Sa dégaine, sa guitare et surtout sa voix (on sort à peine de l’ère des « yéyé ») incitent les voyageurs à s’arrêter, attirent la sympathie, et provoquent les rencontres et les discussions.

A la suite de ces années marquées par la musique et les paradis plus ou moins naturels, Bill se retrouve, presque par hasard, éducateur dans un Centre de post cure thérapeutique. En fait, les futurs supposés éduqués (mais fallait il être naïf !) vont se révéler être d’extraordinaires éducateurs et vont lui dévoiler un monde inconnu.

Ils vont lui faire partager leur expérience de la Rue, lui en apprendre les pièges et lui faire prendre conscience des difficultés insoutenables auxquelles ils se heurtent ainsi que de la violence et de la brutalité de la société de consommation, encore à son début. Ils vont aussi lui raconter la prison, et comment l’humour, parfois, aide à surmonter la tragédie.

Fête pour l’un, acquitté à la barre, apocalypse pour d’autres, ivres d’alcool pur ou de mandrax. Couteaux, tessons de bouteille sous la gorge, tentative de suicide Mais les liens ténus tissés par la vie résolvent le plus souvent ces coups de grisou dans les larmes, ultime moyen de se dire qu’on s’aime.

C’est avec ces amis-là qu’il va inaugurer sa propre vie d’artiste, car il ressent le besoin et l’envie de partager ce qu’il vit, ce u’il voit, ce qu’il ressent, et ce qu’il reçoit des autres ; ces autres devenus ses « éducateurs à lui ».

En même temps, il lui paraît évident que l’anglais l’empêche de s’adresser à ceux qu’il veut atteindre. Il décide donc de briser un tabou et commence par écrire en français des gospels plus ou moins improvisés, des blues, et progressivement il trouve les mots, et la voix pour les exprimer. « Je crois que vous m’avez compris », l’une de ses premières chansons écrites en français est très aboutie. L’écriture est sombre mais très sûre. Bill ne parle pas seulement de ses expériences personnelles, mais inclut toutes les dimensions que 15 ans de vie ont fait germer.

Pour les deux premiers albums, Jean-Jacques Milteau est de la partie. Bill rencontre aussi le guitariste Mauro Serri à cette époque. En trente ans de collaboration, ils ne se quitteront que pour un court moment.

« Plus la peine de frimer », en 1980, est son second album et l’accueil des médias est très favorable. Il y parle du révérend Gary Davis et plusieurs titres font mouche : « Un dernier blues », « Faut que j’me tire ailleurs » Johnny Hallyday veut travailler avec lui, mais Bill fuit. Trop de monde, trop lourd, ce n’est pas son histoire. Quelques télés et émissions de radio en commun plus loin, Johnny enregistrera « Laisse-moi une chance », un blues lent déjà paru sur un album.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? » est son troisième album avec « Laisse-moi une chance », et surtout « Babylone tu déconnes ? ». Le joueur de yoyo (yoyoyo !) dont il parle dans la chanson, Bill l’a bien connu dans les années 70. Le titre devient un énorme tube Ah bon ! !

Mais le succès a un prix. 120 concerts par an, 15 jours d’affilée à l’Olympia, les kilomètres qui défilent, ça veut dire aussi plus le temps de respirer, plus le temps de vivre, malgré une pause dans un camp de réfugiés en Amérique centrale.

Les titres dont sont remplis ces albums ne sont hélas pas travaillés dans la durée. Bill est entré dans une spirale infernale : un album, un tube ! Et il faut déjà passer au prochain album et au prochain tube. Toujours plus vite : « La seule chose qui pollue jusqu’aux nues c’est la loi du système ». En même temps, il y participe, et sans réels conseils, sa fragilité ne lui laisse que peu de défenses. Là est la source des difficultés : il faut « Produire ». Il y a un Maître du Son, un Maître de la Voix, mais le Temps est son propre Maître, et du Temps il n’en a plus.

Il faut composer et enregistrer à toute allure et il a le sentiment d’être nié en tant qu’artiste. Seule reste l’Hégémonie du système : « Le système t’aime mais le système tue ». Malgré tout, les albums se suivent. Les concerts également : l’Olympia, Le Casino de Paris, La Cigale, de nombreux festivals Sur scène Bill est toujours heureux.

Avec la bénédiction de Steve Cropper il enregistre, en 1988, la seule version autorisée de « Sittin’ on the dock of the bay » qui est largement diffusée par les radios. Puis en 91, il enregistre une partie de l’album « La Louisiane » à la Nouvelle Orleans avec Cyril Neville et sa rythmique. Mais Bill est maniaco-dépressif, et ce n’est que son amour démesuré de la musique qui lui permet de continuer à monter sur scène et à enregistrer.

Il signe alors avec un label qui, une fois de plus, ne travaille pas sur le long terme mais sur le « tout de suite » dans une débauche de moyens. Une nouvelle fois la machine est lancée, impossible à maîtriser, et cela ne servira ni le label ni l’artiste. « Pour remonter à la surface souvent vaut mieux toucher le fond », car sur les trois labels qui suivront, deux déposeront le bilan et le dernier abandonnera toute promotion.

Bill décide alors de s’appuyer sur les rencontres importantes de sa vie pour « redevenir un artiste après avoir suivi des pistes trop balisées », et si « chaque matin, c’est comme une déchirure sans fin qu’il faut qu’il recouse », c’est avec tous ceux qui ont laissé une trace profonde dans son existence qu’il veut le faire.

C’est à ce moment, en 2004, qu’il rencontre le « Collectif Les Morts De La Rue ». Il se passionne pour « l’économico social » et devient rapidement un membre très actif du collectif. Il aime à rappeler avec quel cynisme béat « Le système étale sa libéralité, lui qui ne sert que le vieux dollar vert en excluant les inclus encombrants qui ralentissent le mouvement ». Et il sait de quoi il parle, lui qui a dû produire sous la pression économique, composer et écrire à un rythme contre-nature.

En 2008 il sort un album « Bouge encore » avec ses inséparables musiciens : Mauro Serri, David Hadjadj, Stéphane Pijeat, et le dernier tombé du ciel : Denis Ollive. C’est son ami Zep qui assure le graphisme « BD ».

Bill a beaucoup évolué depuis les années 70 et ses débuts, il fallait « courir vite pour sauver celui qui a mal par amitié ». Mais maintenant dans les petites bulles d’humanité qui percent mystérieusement il existe quelque part des champs de rédemption (« Nous ne serons plus jamais seuls à chanter nos chansons ! Ils ont eu tout c’qu’ils veulent, ayons c’que nous voulons !).

DISCOGRAPHIE